Le développement urbain
Jusqu’ici, l’urbanisation n’a jamais été un mouvement puissant en vallée de Haine, ni même en Hainaut. Avant l’arrivée des Romains, nous n’avons connaissance d’aucune agglomération de type urbain. Les Romains en ont donc érigé une “de novo” à Bavay, capitale de la cité des Nerviens, ville qui n’a pas résisté aux premières invasions du milieu du IIIème siècle. La plupart des vicus (petites agglomérations développées au départ d’un relais routier sur les grandes chaussées romaines) ont disparu, hormis deux qui se situaient au croisement d’une chaussée et de l’Escaut: Cambrai et Tournai, qui ne sont d’ailleurs pas dans le pagus de Famars. Ces deux vicus se sont urbanisés pendant toute la période gallo-romaine, grâce à leur situation portuaire qui facilitait le commerce. C’est la raison pour laquelle les rois Saliens s’y installèrent entre 430 et 450, ce qui leur permit de poursuivre leur développement. Famars, n’ayant pas cette position géographique, céda le statut urbain à Valenciennes, mieux située et redevint un petit domaine seigneurial.
Cette situation ne changea pas sous la dynastie des Régnier (870-1050), malgré la fondation de monastères. A Mons, les comtes installèrent leur pouvoir politique (château) à proximité de l’abbaye Sainte-Waudru. Ces deux institutions favorisèrent l’implantation d’une petite bourgade, plutôt mal située par rapport aux grands axes commerciaux de cette époque, qui se centraient sur la Flandre, la Champagne et l’est (villes mosanes et allemandes).
On en est là lors de l’avènement de la dynastie flamande des Baudouin. L’union temporaire des deux comtés (1050-1071) fit profiter le Hainaut de cette nouvelle proximité avec des villes flamandes qui connaissaient déjà, dès le XIème siècle, le développement qui ferait d’elles, au Moyen-Age, des villes parmi les plus opulentes d’Europe (Bruges, Gand, Ypres, Courtrai, puis Anvers).
Les communautés rurales vivaient de leur production agricole et de leur élevage. Les communautés urbaines concentraient en un même lieu de nombreuses activités artisanales et industrielles (principalement la draperie à l’ouest et la métallurgie à l’est du comté), ainsi qu’un réseau commercial.
Richilde et les comtes Baudouin comprirent tout le profit qu’ils pouvaient en tirer, malgré la rapide séparation entre les deux comtés. Les comtes détenaient les clés du développement. Ils étaient les seuls à pouvoir battre monnaie, à concéder des marchés et des foires, à contrôler la qualité des produits et la circulation des marchandises (via des perceptions fiscales, comme les tonlieux à l’entrée des villes) et enfin, à assurer la sécurité de tout ce réseau.
Ce n’est donc pas pour rien que la paix relative (malgré les conflits féodaux) permit, dès ce XIème siècle, une forte reprise économique qui va modifier les relations sociales, tant dans les villes que dans les campagnes.
L’autonomie et l’autorité acquises au cours des deux derniers siècles furent donc mises à profit. Car la ville ne naît pas de la volonté d’une communauté d’habitants, mais de celle de ses seigneurs, qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques. Toutes les villes qui se développèrent dans un premier temps (du XIème au XIIIème siècle) étaient des villes qui étaient directement sous le contrôle des comtes de Hainaut. Nous y reviendrons.
Ce qui caractérisait une ville, ce n’était pas seulement ses activités économiques, mais aussi son espace aménagé. Une ville s’entourait d’une enceinte. Il s’agissait le plus souvent, au début, d’un fossé, avec ou sans eau, devançant une levée de terre surmontée d’une palissade en bois. Aussi fruste que cela paraisse, un tel site était très bien protégé dans ces siècles-là, au vu de l’armement existant. Il fallut attendre le XIIème et le XIIIème siècle pour voir la construction de remparts en pierres, avec des tours et des portes munies de ponts-levis et de herses.
L’enceinte avait un rôle défensif et protecteur (pour les bourgeois et les populations extérieures qui pouvaient venir s’y réfugier, mais revêtait aussi un aspect juridique (le statut du citadin était différent de celui du paysan). L’interface entre les deux populations était le marché qui, dans un premier temps, était organisé à l’extérieur de la ville, tout contre l’enceinte. Ces enceintes étaient fort coûteuses et leurs aménagements dépendaient beaucoup des revenus des habitants et des autorités.
Plus tard, on verra apparaître des hôtels de ville, des espaces commerciaux (le marché, les halles), des beffrois, des hôpitaux et des embellissements urbains (fontaines)
La prospérité économique, du XIème au XIVème siècle, va attirer des populations rurales vers les villes, notamment des serfs qui fuyaient leurs conditions misérables à la campagne. Cette prospérité était avant tout le résultat d’une augmentation des débouchés à l’exportation (par la Mer du Nord vers l’Angleterre, les pays scandinaves et les ports septentrionaux de l’empire germanique) et d’une réouverture des routes vers les pays méditerranéens. Les villes italiennes étaient en plein essor (Milan, Florence, …) et les ports italiens (Gênes, Pise, Venise) ouvraient les voies vers l’Orient, surtout à partir des croisades (fin XIème siècle). De ces contrées orientales commençaient à arriver les épices, les parfums et la soie.
Une telle prospérité ne profita pas qu’aux comtes. Une nouvelle classe de riches bourgeois (tisserands, commerçants, facteurs d’armes) apparut. Les métiers s’organisaient en corporations (ou gildes/guildes) qui se répartissaient par quartiers dans les villes (tripiers, bouchers, tanneurs, forgerons, tisserands, foulons, teinturiers, …). Elles réglementaient l’accès à la profession, les modes de fabrication et la commercialisation. Une nouvelle classe politique était née, qui allait réclamer à l’autorité, seigneuriale ou comtale, des privilèges (exemptions de taxes), des libertés d’action, des équipements urbains, ainsi qu’une part du pouvoir.
Les XIème et XIIème siècles connurent une multiplication de chartes de privilèges et de libertés. La première sur l’espace belge fut celle de la ville de Huy, obtenue en 1066 du prince-évêque de Liège.
Il est intéressant d’aborder ici les premières villes de la vallée de la Haine et d’en citer d’autres, apparues à la même époque dans tout le comté de Hainaut.
C’est évidemment la plus ancienne. C’est sa position en bordure de l’Escaut (portus), navigable à cet endroit, qui a permis son développement aux dépens de Famars, sans doute pendant la période carolingienne. Pour rappel, il s’agissait d’un domaine fiscal ayant appartenu aux empereurs romains, puis aux rois mérovingiens et carolingiens , et donc passé sous l’autorité des comtes de Hainaut au Xème siècle. Le seigneur de Valenciennes était donc le comte de Hainaut.
La ville se développa, comme les villes flamandes, après s’être remise du passage des Vikings (880-891), grâce au développement de l’industrie drapière et à son commerce. Elle fut, et elle restera, la ville la plus industrielle et commerciale du Hainaut. C’est donc ici qu’ on vit apparaître les premières revendications bourgeoises à l’égard des comtes. La première charte de privilèges, appelée “Règlement de la Karitet” a été accordée, vers 1076, par Richilde et Baudouin II. Il s’agissait, au départ, d’une association d’entraide mutuelle qui se développa en guilde pourvue de privilèges de droit public. Elle avait son prévôt, son chancelier, ses ministres. Elle se vit accorder des prérogatives judiciaires pour certains types d’affaires. Il s’agissait donc d’un abandon de prérogatives du pouvoir central au profit du pouvoir civil, donnant à la bourgeoisie une importante autonomie.
Mais la réelle mise en place d’institutions communales date de 1114. Le comte Baudouin III accorda la “Paix de Valenciennes“, considérée comme la plus ancienne charte communale en Hainaut, qui instituait un “magistrat de la ville” (échevinage), la mise par écrit des coutumes jusque-là orales (ébauche d’un code civil et pénal) et la mise en place de la “prévôté-le-comte”, organe administratif et judiciaire qui avait compétence sur 27 villages autour de la ville. Cette charte fut signée par la noblesse, le clergé et les bourgeois. Le comte demanda à tous les seigneurs et échevins de son comté de s’en inspirer.
Le comte Baudouin IV fit ériger une enceinte en pierre autour de la ville et un château comtal (la “Salle-le-Comte”). C’est d’ailleurs pendant sa construction qu’il chuta d’un échafaudage, devint impotent des suites de ses blessures, mourant deux ans plus tard. Pendant ce XIIème siècle, la superficie de la ville doubla. Le nombre de paroisses augmenta.
Son importance fut telle qu’en 1230 elle entra dans une association de villes commerçantes, “la Hanse des XVII villes”. Les Valenciennois installèrent des comptoirs commerciaux dans différentes villes européenes. En 1250, les bourgeois obtinrent de pouvoir construire le beffroi.
La colline, entourée de ses deux rivières (Haine et Trouille) et de ses marais, ne fut longtemps, du temps des Gallo-Romains et des Francs, qu’un site stratégique (castrum) à proximité d’une chaussée romaine remontant vers le nord. C’était un domaine fiscal (impérial, puis royal). On pense qu’une résidence aristocratique se trouvait du côté de Ciply. Les nombreux cimetières francs à proximité de Mons peuvent témoigner d’une importance relative dans le premier moyen-âge.
C’est la colline que choisit Waudru pour établir son monastère. C’est elle aussi que choisit Régnier Ier pour organiser la défense de son pagus contre les Vikings. C’est elle enfin que semble avoir choisi Régnier II pour y établir sa résidence principale, et donc le centre politique de son comté.
Aux IXème et Xème siècles, une petite bourgade s’y est installée (avec des artisans et quelques commerçants, mais aussi des jardiniers et des éleveurs) pour desservir l’abbaye et le château. Elle exerçait aussi ses activités sur la colline et sur ses pentes.
Dans la seconde moitié du XIème siècle, la comtesse Richilde installa au château une cour somptueuse selon la mode chevaleresque et “courtoise” de cette époque. A ce moment, la bourgade avait déjà pris des airs de ville. Et ses marchands et artisans commencèrent eux aussi à revendiquer et à se heurter aux autorités de la ville (les chanoinesses et les comtes). Les XIIème et XIIIème siècles furent des périodes fastes pour le commerce. Mais Mons ne sera jamais une grande ville industrielle, même si elle produisait aussi de la draperie. Elle restera avant tout un centre politique et administratif.
L’agglomération s’étendit vers le “bas de la ville” où avait lieu le marché. La Trouille passait juste au pied de la colline, ce qui s’avérait propice pour certaines activités artisanales (tanneurs, foulons). Le comte Baudouin IV va entourer une partie de sa ville (sur la colline autour du château et du quartier abbatial) par des remparts solides, vers 1140.
Une première paroisse existait sur la colline autour de l’abbaye, desservie par les chanoines de Saint-Germain. De nouvelles paroisses apparurent dans les faubourgs: Saint-Nicolas en Havré, Saint-Nicolas en Bertaimont.
Plus de 80 ans après Valenciennes, les bourgeois de Mons obtinrent du comte Baudouin VI leurs premiers privilèges en matière de droit civil et pénal. Un maïeur et des échevins pourront rendre la basse et la moyenne justice dans la ville (sauf dans le domaine immédiat du chapitre des chanoinesses), les comtes se réservant la haute justice. A partir de 1269, les échevins vont se réunir dans une “Maison de la Paix“.
La capitale de la cité des Nerviens eut beaucoup de mal à se remettre de sa destruction par les raids barbares de la fin de l’empire. On a peu d’informations sur elle pendant la période franque. Il en est de même en ce qui concerne les débuts, sans doute modestes, de son urbanisation. Il n’empêche qu’une prévôté y a été créée au XIIème ou au XIIIème siècle.
Ancien domaine de l’abbaye de Lobbes, il passa et resta aux mains des comtes de Hainaut. On doit à Baudouin IV “le Bâtisseur” d’y avoir fait construire un château et des remparts là où sa mère, Yolande de Gueldre, avait établi une résidence. Binche s’urbanisa peu à peu, sans jamais atteindre la même ampleur que Mons et Valenciennes. C’est un exemple de “ville neuve” en Hainaut.
Une petite bourgade, à caractère encore très rural, s’est développée à proximité des murs de l’abbaye. Très lentement, puisque ses habitants, peu nombreux, étaient des paroissiens … d’Hornu, qui avait alors plus d’importance puisqu’il y avait là-bas une cour de justice comtale (décentralisée de Mons) et un marché. De plus, les abbés y ont souvent été en conflit avec les comtes et les seigneurs voisins (Boussu). Une foire aurait cependant été accordée en 1234.
Ici aussi, un village s’est développé près de l’abbaye. Il n’évoluera jamais vers un statut urbain. En général, les autorités ecclésiastiques ont toujours été très frileuses en matière d’attribution de libertés et de privilèges. Si Mons est une exception (à cause des comtes), ailleurs, l’évolution fut, soit freinée, soit carrément prohibée. Cambrai est un modèle du genre, où comtes-évêques et bourgeoisie s’opposèrent vivement.
En dehors de la vallée de la Haine, mais toujours en Hainaut, il faut mentionner quelques autres localités intéressantes.
A Soignies, la bourgade autour de l’abbaye Saint-Vincent put se développer grâce à l’intervention comtale, et notamment à celle de Baudouin IV qui fit signer une charte importante en 1142.
Il semble que ce domaine était à l’origine une possession des rois carolingiens et qu’il obtint un statut particulier dans la réorganisation des pagus. Il aurait été (manque de documents écrits) le siège d’un comté du pagus de Brabant et d’un doyenné. Pour des raisons inconnues, le domaine seigneurial devint une propriété privée (alleu) sous l’autorité d’une puissante famille . C’était déjà le cas au IXème siècle. Elle obtint sous Richilde le statut de pairie.
Au XIIème siècle, Chièvres devint une cité artisanale (draperie en laine et en lin) et commerçante (surtout un marché important de produits agricoles), qui s’abrita, dès 1181, derrière une enceinte. Eve “Damison” de Chièvres (v1120-1180), au milieu du XIIème siècle, fit bâtir l’hôpital Saint-Nicolas et une léproserie. Elle fit don d’ une terre à l’Ordre des Hospitaliers de Jérusalem. Les bourgeois obtinrent, en 1194, une charte-loi de la part des co-seigneurs Rasse de Gavre et Nicolas de Rumigny, à l’initiative du comte Baudouin VI.
Il s’agissait à l’origine d’une communauté rurale pourvue d’une seigneurie, appartenant, à l’époque de Richilde à une famille qui portait le nom “d’Ath”. La comtesse donna à Wauthier d’Ath le domaine du Roeulx et le titre de pair du comté. Par héritage, la seigneurie d’Ath passa à la famille de Trazegnies (seigneurs de Silly, Blicquy, Aubechies et Trazegnies). L’un d’eux, Gilles de Trazegnies, pour financer un départ en croisade, vendit sa seigneurie d’Ath, vers 1150, au comte Baudouin IV “le bâtisseur” tout heureux de pouvoir y élever un donjon (la tour Burbant) face à son ennemi flamand et ses puissants vassaux turbulents de Leuze (les Avesnes), de Chièvres et d’Enghien.
Les comtes suivants y encouragèrent l’artisanat, l’industrie (drapière) et le commerce en attribuant des privilèges aux corporations locales.
On doit encore au comte Baudouin IV d’avoir acheté un domaine qui appartenait aux évêques de Cambrai, de l’avoir fortifié et d’y avoir fait construire une résidence fortifiée où les comtes séjourneront régulièrement. C’est un autre exemple de “ville neuve” où le commerce et l’artisanat seront favorisés par les comtes.
Terre impériale qu’Otton II remit à Régnier IV vers 976 lors de son retour en grâce. Le site était stratégique, à la frontière avec la principauté épiscopale de Liège. C’est pourquoi la comtesse Richilde y fit bâtir,vers1076, un donjon (Tour Salamandre) et des fortifications qu’elle remit dans les mains d’un châtelain. De nouveaux aménagements furent réalisés par Baudouin “le bâtisseur” au milieu du XIIème siècle. Une prévôté y fut créée.
Baudouin IV fera aussi fortifier Bouchain, Raismes et Braine-le-Comte, cette dernière ville ayant été rachetée au chapitre Sainte-Waudru qui la possédait.
On le voit, le pouvoir comtal fit beaucoup pour le développement urbain, tout en conservant l’initiative et les pouvoirs judiciaires et fiscaux.