16. L’économie des campagnes dans les seigneuries

Les villages

Les communautés rurales (villageoises) se sont créées entre le IXème et le XIème siècle, à l’intérieur des domaines ruraux. Mais villages, paroisses et seigneuries sont des entités distinctes qu’il ne faudrait pas confondre. Ainsi, sur le territoire de chaque village actuel, ont le plus souvent coexisté plusieurs seigneuries, et parfois, plusieurs paroisses et communes. De beaux exemples en sont  Elouges, Quévy et Estinnes. La situation, pas toujours facile à appréhender en ces premiers temps, s’est encore compliquée par la suite. Les comtes, là où ils étaient seigneurs, et les seigneurs domaniaux eux-mêmes ont presque partout repartagé leurs domaines en accordant des fiefs à des “clients” ou à des acheteurs. Dans les siècles suivants, et jusqu’à la Révolution Française, tout le territoire s’est ainsi morcelé, tant sur le plan géographique que sur le plan de l’autorité publique.

Economie

Les campagnes ont vécu avant tout des ressources tirées du sol. Agriculture, élevage, exploitation des forêts furent les activités principales de tout le monde rural. Les seigneurs des domaines en tiraient de gros profits. Les innovations techniques, la reprise du commerce, l’urbanisation de certaines bourgades ont accru les besoins en aliments et en matières premières (bois, pierre, peaux, laine, lin, outils, …) et généré une certaine prospérité, dans un temps de paix relative et sous un climat plus doux. Ce qui a fait croître la démographie et le besoin de nouvelles terres habitables et cultivables. Les villages et les hameaux se sont donc multipliés entre le XIème et le XIIIème siècle. C’est aussi une des périodes (après la période nervienne et gallo-romaine) où on a le plus défriché la forêt charbonnière, rendant le paysage plus ouvert.

On construisait peu en pierre, hormis quelques châteaux de riches barons, quelques bâtiments abbatiaux et les églises. On sait peu de choses concernant l‘exploitation de la pierre du sous-sol à cette époque. A Soignies et près de Tournai, elle était déjà très importante. Etait-ce le cas aussi à Wihéries, à Roisin, à Bellignies, à Basècles et dans d’autres cités connues plus tard pour cette industrie?

Par contre, on sait que l’exploitation du charbon de houille (dans les veines de surface) a commencé dès le XIIème siècle. A Wasmes, le seigneur Gilles de Chin a fait défricher un bois dans ce but (1137). Au siècle suivant, plusieurs localités de l’actuel Borinage étaient concernées par cette activité (Cuesmes, Frameries, Jemappes et Flénu, Quaregnon, Dour, Boussu, Elouges, Hautrage …). Un document de 1248 nous apprend que les seigneurs hauts-justiciers (les comtes, les chanoinesses de Mons, les abbés de Saint-Ghislain, les Hennin-Liétard de Boussu) attribuaient des concessions à des exploitants qui utilisaient la main d’oeuvre paysanne à temps partiel. Ce document décrit la réglementation en vigueur (limitation aux veines de surface, saisons de travail déterminées de façon à ne pas perturber le travail agricole). A cette époque, le charbon commençait à remplacer le bois dans le chauffage domestique et était fort utilisé par les forgerons, les maréchaux et les cloutiers.

La condition sociale

Les premiers siècles de la féodalité furent des périodes très pénibles pour “le petit peuple”. Paysans libres et serfs étaient soumis aux maîtres des domaines, à qui ils devaient des redevances et des corvées. Ces seigneurs, sans aucun contrôle supérieur sur leurs domaines, en profitaient souvent, d’autant plus qu’ils détenaient  des pouvoirs de police et de justice et que toute condamnation donnait lieu à de lourdes amendes, rémunératices pour leur bourse. Les villageois avaient beau être représentés par un maïeur (maire). Celui-ci était choisi par le seigneur parmi les paysans libres les plus aisés, parfois même en dehors du domaine. Il prenait le plus souvent le parti du maître contre de bons retours.

On l’a vu, en ville, les bourgeois purent très tôt, grâce à leur richesse naissante et leur pouvoir d’influence sur le politique, obtenir des libertés, des exemptions fiscales et ensuite des parts de pouvoir. Les ruraux n’avaient pas la même force. Mais leur vie comptait. Ils étaient les exécutants de l’économie rurale et donc de la richesse foncière du seigneur. Les seigneurs en prirent peu à peu conscience, d’autant plus que les villes attiraient aussi la main d’oeuvre des campagnes. En outre, les villes (aux mains des comtes de Hainaut) avaient besoin de la campagne pour leur subsistance.

On vit donc un mouvement de réformes, quasi imposé par les comtes aux seigneurs, prendre corps dans les campagnes. Plus tardivement que dans les villes, on rédigea des chartes-lois et des “records de coutumes” précisant les droits et les devoirs de chacun (droits de pâturages et de glandages, de prélever du bois, les services banaux comme le moulin et le four). Les villageois reçurent l’autorisation de s’auto-gérer en communes, avec un maire (maïeur), des échevins et un receveur (massard), nommés par les seigneurs, mais le plus souvent choisis par les manants. Ceux-ci se réunissaient en “plaids” pour discuter des problèmes communs. Les redevances et les corvées persistèrent (elles étaient une des bases de la féodalité) en échange de la protection du maître, mais furent soumises à des règles écrites qui permettaient à celui qui se considérait victime d’aller en justice. Or si l’accusé était un seigneur, le tribunal était comtal (à Mons).

Soignies, encore considérée sans doute comme village-seigneurie, près de sa modeste abbaye, semble avoir obtenu la première charte-loi directement du comte Baudouin IV en 1142. Nicolas d’Avesnes accorda celle du village de Prisches (dans l’Avesnois) en 1158, charte qui en inspira de nombreuses autres dans le comté. Beaucoup de villages obtinrent la leur au cours du XIIIème siècle (Cuesmes, Nimy-Maisières, Quaregnon, Hon-Hergies, Estinnes, …). Pour d’autres, il fallut attendre le siècle suivant.

Les serfs étaient encore bien présents dans les domaines au début de la féodalité. Pour rappel, leur existence appartenait entièrement à leurs maîtres qui avaient droit de vie et de mort sur eux, qui leur imposaient plus de corvées qu’aux paysans libres, réglaient leurs épousailles, et pouvaient s’accaparer leurs biens lors du décès du chef de la maisonnée. Dans ce cas, si le seigneur laissait une grande partie des “biens” au reste de la famille, il prélevait le plus beau “bien” (un animal ou un meuble). On appelait cela le droit de “meilleur catel“. A défaut, le seigneur avait le droit de couper une main du mort (“droit de morte-main“). Il est évident que la première solution était la plus courante.

Beaucoup de serfs ont fui vers la ville où la condition de prolétaire était bien meilleure que la condition rurale. Ils étaient punissables selon la loi du seigneur, mais ils étaient bienvenus en ville. Progressivement, la condition servile a disparu pendant le  XIIIème siècle. La différence de statut était devenue infime entre les libres et les asservis. Une façon d’affranchir un serf était de le donner, lui et sa famille, à une abbaye qui le “libérait”. Aux XIIème et XIIIème siècle, il existe de nombreux documents qui attestent le don de serfs à l’abbaye de Saint-Ghislain, notamment par les seigneurs de Quiévrain.

De nombreuses de chartes ont aboli le servage. Celle de Prisches, dans l’Avesnois (dès 1158), servit de modèle à beaucoup d’autres.

Cependant, la condition rurale restera très précaire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime (1792-1794). Les guerres (plus tard), les épidémies et les famines vont très souvent léser les paysans. Durant ces premiers siècles de féodalité dans la région, citons les grandes famines de 1196 et de 1234, consécutives à de rudes hivers et à des tempêtes.

Les seigneuries

On ne peut pas parler des villages sans évoquer les seigneurs qui les ont dominés.

Au sortir de la période carolingienne et sous la dynastie Régnier (jusque vers 1050), le nombre total de seigneurs ne semblait pas très élevé malgré la quantité déjà importante de domaines ruraux habités par des communautés villageoises.

Les comtes se taillaient la plus grande partie de leur comté. Ils avaient récupéré tous les domaines qui avaient appartenu anciennement aux rois mérovingiens, puis aux empereurs (Charlemagne, Louis le Pieux, Lothaire I) et aux rois de Lotharingie (Lothaire II, Charles le Chauve). Le passage des Vikings et la faiblesse des nouveaux souverains, français et germaniques, leur avaient permis de s’emparer de tous leurs domaines.

A côté des domaines comtaux, il y avait ceux des abbayes. Celles qui avaient été fondées au VIIème siècle avaient reçu (avant l’époque des villages) de très nombreux domaines fonciers (terres et fermes) de la part des rois mérovingiens, des maires du palais et de quelques aristocrates (familles de Waudru, Vincent et Aye). Mons, Maubeuge et Lobbes détenaient de très grandes propriétés. Saint-Ghislain un peu moins (il y a beaucoup de flou autour de cette abbaye en ce qui concerne ces premiers siècles,  de même pour Crespin et Soignies. Le passage des Vikings et la défense du territoire par Régnier I ont permis à ce dernier d’accroître le territoire comtal. Ainsi l’abbaye de Lobbes possédait de très nombreux domaines à l’est de Mons (selon un cartulaire de 864). La plupart se retrouvèrent dans le giron comtal quelques décennies plus tard.

L’abbaye et le chapitre de Sainte-Waudru administrèrent (par l’intermédiaire du comte, son abbé laïc ou avoué) Mons, Cuesmes, Jemappes (et Flénu), Nimy, Maisières, Frameries (et La Bouverie), Quaregnon, Pâturages et Wasmuel.

En ce qui concerne l’abbaye de Saint-Ghislain, son histoire particulière va générer par la suite de nombreux conflits  quant à ses droits de propriété et aux limites de ses domaines. Quelques villages complets lui appartinrent:  Saint-Ghislain, Hornu, Wasmes, Villers-Saint-Ghislain, Wihéries. D’autres en dépendaient en grande partie (Dour, Warquignies, Blaugies, Elouges, Audregnies…).

L’abbaye de Soignies garda Mesvin (en ce qui concerne la vallée de Haine) et d’autres petits fiefs disséminés. L’abbaye de Saint-Amand possédait Sirault et Neufmaison.

Fondées au XIème siècle, quelques abbayes reçurent des fiefs: Saint-Denis-en-Broqueroie (St-Denis, Obourg), Bonne-Espérance.

Au XIIème siècle apparurent les commanderies de l’Ordre des Templiers (puis de Saint-Jean de Jérusalem) dont la “maison-mère” se trouvait à Piéton. De gros fiefs leur furent attribués: Fliémet (Frameries, Genly), Rampemont (Fayt-le-Franc et Onnezies), Saint-Symphorien, Chièvres, …

Enfin, au milieu du XIème siècle, le nombre de seigneurs réellement propriétaires de leurs domaines, transmis par héritages depuis des générations et non soumis par lien féodal aux comtes – on parlait d’alleutiers, propriétaires d’un alleu – n’était pas très élevé. On relève ceux de Roisin, Quiévrain, Audregnies, peut-être de Baudour au sud de la Haine.

La situation est particulièrement intéressante au nord de celle-ci. Pour rappel, il s’agissait de l’ancien Brabant occidental (parfois appelé comté de Chièvres ou Burbant, devenu une partie de la marche d’Ename) hérité par Régnier V. On y trouvait quelques seigneurs puissants. Certains étaient soucieux de leur autonomie et gardèrent longtemps leurs distances vis-à-vis des comtes (Chièvres et Enghien). D’autres devinrent rapidement des fidèles des comtes (Ath, Ligne, Beloeil, Blicquy-Silly-Trazegnies).

On ne peut pas parler de cette partie du Hainaut sans évoquer quelques personnages très remuants. Un certain Wédric “le Sor” (v990-1066), fils du comte de Morvois (dans l’Aube), prétendit descendre de Gérard de Roussillon (795-870), fils du comte de Paris, et proche de l’empereur Lothaire I qui l’avait nommé au IXème siècle comte du pagus de Brabant. Pour des raisons trop complexes pour qu’on les  évoque ici, le roi de France Charles le Chauve s’en débarrassa et le remplaça. Par la suite, on est très peu documenté sur ce petit comté. On sait seulement qu’au milieu du Xème siècle, l’empereur Othon I en fit la marche d’Ename dont hérita Régnier V.

Wédric “le sor” et son fils, Wédric “le barbu” (v1020-v1075) revendiquèrent pour eux le-dit comté et l’envahirent, cherchant à s’approprier la plupart des seigneuries. Des luttes s’ensuivirent entre eux et les comtes. Ils échouèrent à prendre Chièvres, Ath, Lessines et Enghien. Mais le comte dut bien leur céder, contre un hommage féodal, quelques places: Leuze, Condé, la région d’Avesnes, où ils vont résider, ainsi que Landrecies. Il n’est pas impossible qu’ils investirent aussi d’autres villages, puisqu’on voit le rejeton suivant, Thierry d’Avesnes (v1050-v1106), occuper la seigneurie de Ville et vouloir s’emparer de Maubeuge et de Mons. Cette famille “étrangère”, qui plus tard allait prendre les commandes du comté, s’était au début imposée par la force.

On doit à la dynastie des Baudouin, à partir de Richilde et Baudouin I, et jusqu’à Baudouin VI, une “grande distribution” de fiefs. Pour services rendus, contre un hommage au comte et l’obligation de le servir en temps de guerre (ost), ces nouveaux barons obtenaient un droit de propriété sur un ou plusieurs grands domaines, ainsi que les bénéfices engendrés par ces terres et les droits seigneuriaux (fiscalité, corvées, police, justice).

La première famille qui en profita est celle dite de “Mons” ou “Mons-Baudour”. Il s’agit de personnages descendant de Régnier II par une branche cadette. Ils portaient, pour la plupart, le prénom de Gossuin. Ils reçurent la charge de châtelain de Mons (encore qu’il existe une controverse à ce sujet, évoquée dans le chapitre généalogique qui leur est consacré). A ce titre, ils furent investis de la seigneurie d’Havré (avec Saint-Symphorien, Ghlin, Goegnies-Chaussée et Havay). Outre Baudour, qui était peut-être un alleu familial et qui fut élevé au rang de pairie du Hainaut, on les vit exercer des droits seigneuriaux à Tertre, Villerot, Hautrage, sur une partie de Ville-Pommeroeul, à Boussu, Hainin, Thulin et Dour. Soit des territoires autour de ceux de l’abbaye de Saint-Ghislain avec qui les conflits furent nombreux.

Une autre famille importante était celle issue de Walter, seigneur d’Ath, dont la fille épousa un membre proche de la famille comtale et dont la descendance devint la Maison du Roeulx. Il ne s’agissait pas ici d’une simple seigneurie, mais d’un ensemble de domaines (villages autour du Roeulx) regroupés dans un baillage (équivalent de la prévôté). Les seigneurs du Roeulx, dans les siècles suivants, attribueront des fiefs et des villages à des familles vassales (Gottignies par ex.). Le plus souvent sous le statut d’apanages; c’est-à-dire qu’en cas de décès d’un vassal sans héritier, le domaine leur revenait.

Blaton a sans doute été une résidence comtale jusqu’au régne de Richilde. Celle-ci investit un de ses conseillers, de la seigneurie de Caudry (Cambrésis), à la tête d’un grand territoire comprenant Quevaucamps, Stambruges, Grandglise, Wadelincourt et une partie de Bernissart. Domaine que Philippe “le Noble”, régent du comté au départ de Baudouin VI pour la croisade, s’accapara dans des conditions plutôt floues.

Binche et la plupart des villages alentour (anciennement propriétés de l’abbaye de Lobbes) restèrent propriétés des comtes. Ceux-ci y placèrent des vassaux directs (Boussoit, Carnières, Houdeng, Goegnies, Maurage, Esclaibes, Peissant, Croix), aussi sous un statut d’apanages.

Les Strépy furent investis de Harchies, de Ville et Pommeroeul, ainsi que d’Audregnies et de Quévy qui reçut le rang de pairie.

Sebourg, Angre et Fayt-le-Franc allèrent à Henri, fils de Baudouin V.

D’autres villages furent donnés à des familles locales: Hyon, Athis, Nouvelles, Noirchain, Aulnois, Bougnies, Sars-la-Bruyère, Montignies-sur-Roc, Onnezies, Thumaide, Bernissart, …

Blaregnies appartenait à l’évêque de Cambrai et obtint le titre de pair du Cambrésis, titre qui passa à la famille de Roisin par mariage. Roisin possédait aussi plusieurs domaines aux alentours (Maurain, Angreau, Wargnies, peut-être Marchipont) qu’ils déléguèrent  à des familles vassales.

Cette liste, qui pourtant reprend presque l’ensemble des villages de la vallée de la Haine, n’est nullement exhaustive, car, comme il est écrit plus haut, la majorité des villages (tels qu’on les connaît aujourd’hui) étaient divisés en fiefs, de superficies très variables, allant d’une moitié ou d’un tiers de village ici à une terre ou un bois ailleurs, avec ou sans ferme. Ces petits fiefs étaient parfois administrés comme des communes avec maires et échevins (comme celui de la Neuville à Hensies).  Mais c’étaient souvent les institutions religieuses (Sainte-Waudru, Saint-Ghislain, Crespin, les Templiers) qui en possédaient le plus. Apparaissaient çà et là quelques grosses familles (Beloeil, Roisin, Quiévrain, Ligne, Enghien) et, dans de très nombreux cas, des familles moins connues. Ce dernier phénomène s’accentuera dans les siècles suivants avec l’enrichissement de bourgeois qui imiteront les comportements des nobles en acquérant des domaines fonciers, des charges administratives et judiciaires, ainsi que des titres de noblesse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *